Une écologie du bonheur selon l’auteur et professeur Éric Lambin
Avons-nous besoin de la nature pour être heureux? C’est la question que se pose le géographe belge, Éric Lambin, professeur et auteur d’Une écologie du bonheur, paru aux Éditions Le Pommier. S’intéressant à l’interaction entre le bonheur humain et l’environnement, il nous rappelle que le sentiment d’appartenance au monde naturel est une source importante de satisfaction émotionnelle pour les humains.
Comment se manifeste le clivage entre l’humain et la nature?
Notre modèle de développement s’est fortement détaché de la nature. On la voit comme une marchandise, un stock de ressources dans lequel on peut puiser ce qui a des impacts sur le climat, la biodiversité et l’environnement. Ce sont les symptômes d’un rapport très utilitaire à la nature qui s’est développé depuis la révolution industrielle.
Quelles sont les conséquences de ce rapport utilitaire qu’a l’humain avec la nature?
Ces conséquences, qui découlent des changements environnementaux et climatiques provoqués par les humains, sont très directes et ont une incidence sur l’économie, la santé et la biodiversité.
Il y a aussi des impacts psychologiques. Ainsi, beaucoup d’entre nous se sont détachés affectivement de la nature. Cela peut être une source de stress psychologique, de perte de bien-être, notamment pour ceux qui vivent dans un milieu urbain complètement coupés des processus naturels.
On peut faire l’hypothèse que ce détachement de la nature est à la source de maux psychologiques de l’époque contemporaine, comme la perte de sens et la perte de sérénité.
Que se passe-t-il quand on perd notre connexion avec la nature, qu’on s’en détache ?
C’est variable selon les individus. Il y des études qui rattachent ça à de l’anxiété, la dépression, de l’agressivité ou des difficultés d’apprentissage. On est en train de toucher seulement la surface de ces effets, parce que c’est très difficile à étudier. Quelqu’un qui vit complètement détaché de la nature peut aussi être affecté par d’autres conditions sociales et économiques. Donc, c’est difficile d’isoler la composante nature des autres aspects. On n’est pas encore à un point où l’on peut mettre le doigt avec beaucoup de précision, d’un point de vue scientifique, sur ces effets.
En quoi la nature peut nous apporter bien-être et sérénité ?
Il y a plusieurs hypothèses. Il y en a une particulièrement intéressante, c’est le concept de biophilie. C’est l’idée que l’espèce humaine a une affinité innée avec la nature, qui résulterait du fait que nos ancêtres ont été, pendant des milliers de générations, des chasseurs-cueilleurs.
Nos ancêtres avaient une grande capacité à lire la nature, la comprendre, identifier les plantes comestibles par rapport aux autres, pister les animaux, se souvenir de toute une série de processus naturels, localiser leur famille dans un endroit abrité avec un accès à l’eau. Toutes ces capacités ont conditionné l’évolution pendant la plus longue partie de l’histoire de l’humanité. Il y a une coévolution entre la culture du chasseur-cueilleur et l’évolution génétique de l’espèce humaine.
On aurait encore un héritage, inconscient évidemment, de cette vie très proche de la nature. C’est l’hypothèse d’Edward O. Wilson et de son concept de biophilie. Ça expliquerait qu’une personne, même si elle vit en ville, aurait ce sentiment de retour chez soi dans la nature. Ça raviverait, en quelque sorte, et ferait remonter à la surface cette culture archaïque de nos ancêtres qui, eux, dépendaient complètement de la nature pour leur survie.
Le concept de biophilie expliquerait qu’une personne, même si elle vit en ville, aurait ce sentiment de retour chez soi dans la nature.
D’ailleurs, si on propose à différentes personnes des photos de paysage, elles ont tendance à choisir spontanément la savane et à la préférer aux autres.
L’espèce humaine est apparue dans la savane en Afrique de l’Est, un paysage ouvert, très favorable à la vie de l’ordre primitif. Il y a une végétation herbacée, des herbivores, une vue large, des bouquets d’arbres et des points d’eau. On peut chasser et voir arriver les prédateurs. Tous ces éléments du paysage envoient au cerveau le message que les conditions de notre survie sont garanties. Ça donne un apaisement.
Comment les recherches scientifiques nous permettent d’observer le lien entre les humains et la nature ?
Historiquement, on est parti de l’observation de situations réelles. On a notamment observé des différences, dans un hôpital où des gens subissent une opération assez grave, entre les patients qui se trouvaient dans une chambre avec vue sur la nature et ceux sans cette vue.
Aujourd’hui, la science a beaucoup évolué et les situations sont contrôlées. On soumet des participants à un stress psychologique, comme un film ou une histoire très stressante. Puis, aléatoirement, la moitié va se restaurer en marchant dans la nature, l’autre va marcher sur une route ou dans un milieu urbain. Ensuite, on fait des mesures très objectives, comme la tension artérielle. On peut même leur faire passer un examen d’imagerie par résonance magnétique (IRM) et avoir une image cérébrale. On observe statistiquement des différences très significatives et des effets qu’on peut objectiver.
On trouve des corrélations, reste la question de l’explication. Faire de l’imagerie cérébrale peut donner des hypothèses d’explication.
Des recherches plus récentes montrent que les zones du cerveau qui sont associées au processus de rumination, quand on rumine toujours la même pensée, un des facteurs qui mène à la dépression, sont beaucoup moins actives en situation de nature.
C’est-à-dire que la nature permettrait au mécanisme de l’attention de se restaurer et de se reposer.
Vous proposez de créer un sentiment d’urgence positif pour protéger notre environnement.
Si on ne met de l’avant que l’aspect destruction, perte, risque et catastrophe, le fait qu’on dégrade la nature, alors beaucoup de personnes ne s’engagent pas pour sa protection. Si par contre on met aussi en évidence le fait que la nature contribue à notre bonheur, à notre santé, à notre sécurité, c’est une motivation positive pour s’engager et adopter des pratiques plus durables. On sait que le renforcement positif fonctionne mieux que la peur, les sanctions ou le risque de catastrophe. C’est important de développer un discours tout aussi scientifique et rigoureux qui met en évidence les aspects positifs.
Il faut aussi maintenir la capacité de nos écosystèmes à fournir des services dont on dépend très fortement pour notre bien-être. Il y a le service esthétique, culturel, et tous les autres aspects la nourriture ou la filtration de la pollution. Ces services et ces biens sont matériellement importants pour la survie de l’espèce.
Comment pouvons-nous agir en tant qu’individu?
La chose la plus importante qu’on peut faire c’est partager nos valeurs avec nos enfants, avec nos amis dans notre réseau social et donc créer des normes sociales et une sensibilité à l’environnement, surtout auprès des jeunes enfants qui vont devenir des citoyens plus responsables sur le plan écologique. Il est essentiel d’exposer les enfants très jeunes à un milieu naturel, parce que cela va créer un degré de prise de conscience de la complexité et de la beauté de la nature qui va, plus tard, influencer leurs décisions comme citoyens et comme consommateurs. La consommation, ce n’est pas juste un acte matérialiste, c’est aussi un acte moral. En consommant, on prend des décisions. Il y a une portée morale à ce qu’on décide de consommer.
Éric Lambin
Géographe belge, professeur sur les interactions entre l’homme et son environnement à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, et à l’Université Stanford, en Californie, Éric Lambin est membre de l’Académie des sciences des États-Unis et de celle de Belgique. Il a reçu le Francqui 2009, prix scientifique le plus prestigieux en Belgique. Éric Lambin est le lauréat du Prix Volvo de l’environnement 2014, un des trois prix les plus reconnus au monde dans le domaine du développement et de l’environnement. Il est également récipiendaire du Prix Planète bleue 2019 avec Jared Diamond. Ses recherches actuelles tentent de comprendre comment la mondialisation affecte l’utilisation des terres dans le monde et comment les réglementations privées et publiques sur l’utilisation des terres peuvent promouvoir des pratiques plus durables.
Photos: courtoisie Éric Lambin
Pour aller plus loin
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