
En croisant l’aurore

Dans un café à Oslo
J’avais dix-neuf ans lorsque j’ai découvert que l’île mystérieuse qui avait si vivement coloré mon imaginaire d’enfance existait bel et bien. Assise au fond d’un café à Oslo, réchauffant mes pieds gelés, je fouillai du regard une carte de Norvège qui m’avait été offerte, lorsque soudainement je le vis, tout au nord du nord, cet archipel immémorial, Svalbard.
Alors que je découvris, ébahie, son existence admise, au même moment je ressentis en moi la nécessité de m’y rendre, et d’humer par mes propres narines l’air céleste de cette contrée qui m’habitait de loin.

Longyearbyen, capitale de l’archipel de Svalbard
À la fin octobre, j’amassai mes dernières économies et m’envolai sans plus attendre au-dessus de la mer de Barents. À mi-chemin entre le continent et le pôle Nord, l’archipel sous mes yeux se dessina, grandissant, et l’avion descendit en turbulences vers Longyearbyen, port d’entrée, unique village qui héberge presque l’entière population. Le soleil sur l’horizon gravait sa dernière brûlure, et tranquillement s’étala sur les vagues pour s’y laisser engloutir. Je ne le vis plus de tout mon périple. C’est que dans mon enthousiasme débordant, j’avais omis de prendre en compte un détail… la nuit polaire qui plonge l’Arctique dans une obscurité totale pour plus de deux mois, et qui s’entamait tout juste!
Par une brève secousse, nous atterrîmes sur la terre verglacée, dans une noirceur profonde et ricanante.
«Que fais-tu là?»
Refuge
J’émergeais de mon sommeil en époussetant un peu de neige de mon visage, lorsque je distinguai la silhouette d’un homme dans la brèche de ma tente, qui répéta sa question.
«Je campe, dis-je, provoquant quelques gloussements aux alentours, qui révélèrent la présence d’un petit groupe.
– Eh bien! laisse-nous t’informer que juste ici où est plantée ta bâche, il y a un mois deux jeunes femmes ont été dévorées par un ours.»
Je fourrai rapidement l’abri au creux de mon sac et joignis la file de chercheurs de l’Institut polaire norvégien en emboîtant leurs pas bien découpés. Je croyais m’être installée assez près du village pour éviter toute rencontre importune avec la faune carnivore, mais apparemment celle-ci en longe les bordures et des gens disparaissent régulièrement en promenant leur chien. Je déglutis bruyamment et acceptai avec joie lorsque l’équipe envoyée par l’Institut m’offrit de loger dans un de ses refuges pour le temps de ma visite.
«D’habitude, m’expliquèrent-ils, ces refuges servent à recevoir les membres qui proviennent du continent… Mais comme il s’apprête à faire noir en permanence, nulle âme possédant sa raison ne veut venir ici.»
Bleu

Dans À la croisée des mondes, Philip Pullman décrit ce royaume aride comme déchiré par le vent, peuplé d’oiseau mythiques et de barbares en quête de pouvoir chevauchant des loups et s’imposant d’inlassables guerres. Remontant l’allée poudreuse sur des skis empruntés, scrutant le paysage évasif et silencieux, je tentais de recoller ce tableau serein avec les contes enfouis de ma mémoire. Dans cette histoire, la jeune orpheline Lyra voyage sur le dos de son fidèle ami le roi de Svalbard, un ours colossal au pelage immaculé et au cœur tendre. Malgré moi, je cherche cet ours.
Dans les mois enveloppant la nuit polaire, une sorte de bleu étrange anime l’espace. Ce n’est pas une clarté. Ce n’est pas non plus la teinte trouble du crépuscule, ou la mélancolie empourprée de l’aube. C’est un bleu ténébreux et infusé d’allégresse, vif et paisible, un bleu parfaitement inconnu, incomparablement magnifique. Durant cet intervalle, il est possible de discerner la mer et les glaces; les montagnes semblables à des esquisses au fusain, et des plateaux striés et ancestraux. Parfois et pour seulement quatre, trois puis deux heures, entre la nuit et la nuit, il faisait bleu, et alors dans le froid mordant je sortais me promener.

De banquise et d’ours
Recouvert de glaciers massifs, infimement fragmentés de lichen et de fleurs délicates, le territoire sculpté par son climat phénoménal perdure dans l’oubli du monde. Pour réchauffer mes doigts et nourrir ma curiosité, je commençai à fréquenter le centre universitaire et à cogner aux portes d’étrangers. Je me liai d’amitié avec une professeure de géologie ̶ tous les professeurs de l’Île enseignent la géologie ̶ qui me parla des plantes qu’elle aime et de sa solitude. Avec le gardien de la Réserve mondiale de semences du Svalbard, qui me permit de jeter un coup d’œil aux milliards de semences préservées en cas d’apocalypse, puis avec un artiste peintre qui ne se lassait pas du bleu et des vertiges imprégnés par l’absence. Enfin, je fis connaissance avec le garde côtier et, peut-être en raison de ses histoires rocambolesques ou de son ample collection de cartes nautiques, je passai le reste de mes après-midis en sa compagnie. Sur ses cartes, de minuscules et quasi inaccessibles hameaux parsemaient l’étendue terrestre et, d’une décennie à la suivante on pouvait voir s’affiner la banquise.
«Où vont donc les ours?
– Vers le nord-est, dérivant sur leurs morceaux de cristal, puis dans la mer, épuisés, sans plus la force de nager.»
Promesse
Notant ma fascination pour l’énorme mammifère, en me versant un whisky, le garde me dit un jour:
«Demain, quand il fera bleu, je t’emmènerai faire un tour sur le bateau. Nous remonterons le littoral et peut-être verras-tu un ours».
Dans mon refuge de bois et de silence, avec trois bougies grisantes et aucune idée de l’heure qu’il était, je tentais de me reposer. Mon souffle semblant palpiter dans ma poitrine formait en s’échappant dans l’air des cirrus impatients. Puisque je ne pouvais dormir, je décidai d’aller voir si la nuit était la nuit ou si elle était le matin. J’enfilai un manteau et sortis. Avec la brise glaciale, je fus percutée par un impensable spectacle. Écartant et entrouvrant le ciel, mille lueurs enlacées par une danse; le rose à travers l’argent; l’émeraude valsant vers le violet; l’aurore boréale et son chant imperceptible; la promesse du nord!
Je courus jusque chez le garde. En dansant moi-même, je montai sur le bateau. Nous valsâmes sur la mer sombre, nous remontâmes le littoral. Il faisait bleu et j’avais le feu aux joues. Puis-je encore, et chaque jour, savourer le monde comme je dévorais mes contes, menée par la même soif d’émerveillement?
Sur la berge que nous longions, j’aperçus un point scintillant. Sur la glace grinçante, une fourrure blanche, une tête majestueuse, j’en suis certaine, un cœur tendre.
«Regarde!», je m’exclamai au garde en lui tapant sur l’épaule. Quand je me retournai, l’ours avait disparu.
