Le choix de vivre en autonomie: aventure sur l’archipel d’Haïda Gwaii
Cloé Marcoux nous régale d’un autre récit d’aventure, cette fois sur le choix de vivre en autonomie. L’histoire se passe sur un archipel canadien situé au large de la Colombie-Britannique, Haïda Gwaïï.
Autonomie. Définitions:
1. Droit de se gouverner par ses propres lois.
2. Faculté d’agir librement, indépendance.
3. Capacité à entreprendre des actions par soi-même en se donnant ses propres limites.
En route vers l’archipel d’Haïda Gwaii
Ce sont dans des circonstances improbables, et par un coup de chance fabuleux que j’ai rencontré Neberu, il y a de cela déjà douze ans. Adolescente, en quête d’aventure et d’indépendance, je venais de traverser mon pays par les moyens du bord, des rives du Saint-Laurent aux plages du Pacifique, et je continuais lentement de cheminer vers le Nord, savourant de longues journées à marcher sur la grève glacée par l’hiver, à guetter le soleil timide et à visiter des îles côtières.
C’est ainsi que j’aboutis, paumée et curieuse, sur l’archipel d’Haïda Gwaii qui, avec sa silhouette sculptée comme un flambeau, ses forêts luxuriantes riches d’animaux sauvages et son héritage culturel bien protégé, avait capté mon intérêt bien avant que je ne me mette en route.
J’aboutis sur l’archipel d’Haïda Gwaii, avec sa silhouette sculptée comme un flambeau, ses forêts luxuriantes riches d’animaux sauvages et son héritage culturel bien protégé.
Le peuple autochtone des Haïdas
Habitant l’archipel depuis plus de 13 000 ans, les Haïdas sont un peuple autochtone robuste et débrouillard, venu de l’Alaska et de la Russie. Ils sont possiblement les premiers à avoir habité le Canada. Ils ont développé une culture riche de l’abondance de la mer et des terres, menant longtemps une vie brutale et pourtant harmonieuse, jusqu’à l’arrivée des premiers colons.
Je débarquai par la ville portuaire et m’empressai de la quitter, pour aller m’égarer vers des villages plus isolés, dans lesquels la culture me semblait plus intégrée, vivante, comme parlant par les gestes et se montrant dans les paroles.
Puisque je n’avais plus le sou et que je ne savais pas chasser, il me fallût trouver un travail. Je savais chanter, dessiner des visages, raconter des histoires et puis planter des arbres. Je rencontrai toutes sortes de gens sympathiques qui riaient à mes histoires et m’offraient un repas, qui me firent brouillonner leur portrait de famille et même un, qui me dit: «Je connais quelqu’un qui a besoin d’un coup de main pour planter des arbres.»
Ainsi, tôt le matin suivant, je montais à bord d’un bateau étroit avec une poignée d’hommes somnolents. Neberu était le plus âgé, sa peau était plus sombre que les autres, quelques cheveux blancs piquaient sa barbe hirsute et il semblait constamment songer à quelque chose de très drôle. Pendant que le bateau glissait vers la mer nous ne parlâmes presque pas, mais on nous débarqua sur le même îlot de trois âcres et, travaillant côte à côte toute la journée, nous parlâmes abondamment.
Quitter un pays en guerre
Il venait de l’Éthiopie. D’un village de l’est bordant la Somalie, avec laquelle émergeait un conflit de plus en plus menaçant. Une guerre civile éclatait, et la plus longue, la plus ravageuse famine de l’histoire du pays menaçait l’horizon.
En 1977, à seulement dix ans, la mère de Neberu le prit à part, et lui dit qu’il devait partir. «Tes frères et ta sœur sont trop jeunes, nous devons rester nous occuper d’eux. Tu es fort, tu as une vraie chance d’échapper à cette misère, de te faire une vie meilleure.» Elle lui remit un sac avec quelques affaires et l’embrassa. Laissant derrière lui sa mère, son père, ses trois frères et sa sœur à peine née, son village poussiéreux et tout ce qu’il avait connu jusqu’ici, il s’en fût.
L’art de la débrouillardise
À pied, Neberu remonta l’Afrique, de pays en pays, vivant de peu et dormant dehors. Il franchit le détroit de Gibraltar et déboucha en Espagne, puis en France. Il ne se découragea pas et entreprit toutes sortes de petits boulots. Il jouait de la guitare, vendait des journaux dans la rue, préparait à manger. Il savait faire d’excellents samosas et un éventail d’autres délicatesses exquises. On faisait la file jusqu’au coin de la rue pour lui en acheter en espérant qu’il en reste.
Traversée vers l’ouest
À l’aube de ses dix-huit ans, Neberu se dissimula sur un cargo et partit pour l’Amérique. D’un océan à l’autre, traçant un chemin semblable à celui que je ferai des années plus tard, Neberu traversa le Canada vers l’ouest, puis vers le nord. En 1987, il aboutit sur l’île d’Haïda Gwaii un peu par hasard, décidant qu’il était enfin arrivé à la maison.
«C’était quelque chose de très puissant, me dit-il avec un sourire espiègle, lumineux. Comme si soudain la course en moi cessait, et je me retrouvais immobile, habité d’un grand souffle, complètement lié à la terre sur laquelle je me tenais.»
Neberu m’invita à rester chez lui pour le temps que je voulais dans la maison bâtie de ses mains. J’acceptai volontiers. Je voulais entendre la suite de l’histoire.
C’était quelque chose de très puissant. Comme si soudain la course en moi cessait, et je me retrouvais immobile, habité d’un grand souffle, complètement lié à la terre sur laquelle je me tenais.
Neburu
Un récit d’autosuffisance
C’est dans la forêt tropicale tempérée du nord de l’île, entre Masset et le parc de Naikoon, qu’il avait bâti une modeste cabane en bois de cèdre. Elle comprenait une seule grande pièce avec mezzanine, dans laquelle il vivait avec ses quatre enfants et son chien, un gros mastiff âgé et tendre. Il avait un jardin cultivé avec soin. Les enfants bénéficiaient d’un terrain de jeux immense, encouragés à l’explorer, revenant à la maison avec des trouvailles dans leur panier et une panoplie de questions. Personne ne manquait de rien. Ils menaient une vie simple et prospère. On s’aimait et cela emplissait le monde, jusqu’au débordement.
«Et… où est la mère des enfants?» demandais-je timidement. Nous étions assis à même le sol sur un large et magnifique tapis tissé à la main, Neberu, les enfants et moi, encerclant un festin coloré et quelques bougies. Mon nouvel ami, avec sa peau chocolatée et plissée par le soleil, me sourit et, d’une voix chaleureuse, me raconta la suite de son histoire.
Quelque temps après s’être installé, il avait rencontré Netonia, femme native d’Haïda Gwaii, avec qui il s’était marié. Ils donnèrent naissance à trois fils, Tafari, Nahome et Kokebe, qui portaient les noms des trois frères de Neberu, et une fille nommée Selam, en l’honneur de sa petite sœur qu’il avait dû quitter si jeune. Peu après la naissance de leur cadette, une étrange maladie emporta Netonia. Elle mourut soudainement, sans trop de souffrance et sans explication évidente, bercée par sa famille. Neberu était convaincu que ses frères et sa sœur vivaient à travers ses propres enfants et que sa femme reposait avec sa mère, invisibles et pourtant parmi eux. À ce moment-là du récit, je le vis caresser les cheveux de Selam.
Quelques leçons de vie
Je lui dis combien j’étais bouleversée et inspirée par son histoire, par sa résilience. Combien j’admirais sa manière de s’être débrouillé tout seul, de s’être taillé une place dans ce monde, et d’avoir su élever des enfants si vaillants. Combien j’étais reconnaissante de les rencontrer tous. Pour un instant, et peut-être pour la première fois, il me regarda silencieusement et parut sérieux. Il me dit: «La solitude, les épreuves forgent le caractère et nous rendent autonomes. L’autonomie… c’est-à-dire si nous parvenons à traverser les manques, à éprouver les impasses et au fond à savoir, vraiment, que nous avons tout ce dont nous avons besoin ici-bas, alors l’autonomie nous libère.» Son fils Tafari se leva et se mit à jouer de la guitare, de plus en plus vigoureusement. Son père, portant une main à son épaule, ajouta: «Libres, ne craignant et n’attendant rien des autres, nous pouvons vraiment aimer.»
Alors, c’est à ce moment que le petit garçon, emporté par son enthousiasme, trébucha de tout son long sur le festin central, esquivant de peu les bougies mais ne manquant rien du curry et du dessert. Cette catastrophe déclencha une explosion de rires, à quoi vinrent bientôt s’ajouter les aboiements du chien, le caquètement des poules, puis, j’aurais juré, le chant tout entier des mille animaux sauvages de la forêt environnante.
Libres, ne craignant et n’attendant rien des autres, nous pouvons vraiment aimer.
Neburu